Eléments de constats
La présente synthèse est issue d’une concertation des associations de Prévention spécialisée membres du CPSP. Elle est le reflet de la perception des équipes de terrain et de leurs directions. Elle n’a pas vocation à rassembler des éléments objectivés scientifiquement.
Des bandes qui fluctuent
Le phénomène parisien se distingue du phénomène des gangs (pas de signe extérieur d’appartenance au groupe). Les jeunes des groupes impliquées dans les phénomènes de violence rencontrent une problématique relationnelle : il s’agit de penser la vie dans le groupe comme une vie relationnelle. Les jeunes sont beaucoup dans une idée de fluidité, avec peu de structuration verticale qui présenterait des leaders charismatiques. Cela offre aux mineurs un « lieu de replis » par rapport à leur existence ordinaire où ils sont en confrontation avec l’espace scolaire, avec les autres élèves. Les jeunes ont un énorme attachement au territoire (quartier et non arrondissement), ce dernier définissant l’existence du groupe (lieu géographique, lieu de regroupement).
Des jeunes du même âge, au père souvent absent, dans la déscolarisation, génèrent un groupe, à l’origine de problématiques, et qui se déplace du territoire pour des confrontations. Cela peut démarrer par l’agression d’un jeune, une perception de manque de respect et aboutir à une amplification et une pérennisation du conflit. Le groupe d’origine, constitué d’individus en détresse, en souffrance ou en rupture, est rejointe parfois via les réseaux sociaux par des jeunes du territoire qui ne relèvent pas du groupe.
Les sorties du groupe et de délinquance peuvent se produire lorsque le mineur ou le jeune majeur a un groupe de socialisation qui se rétrécit (deux ou trois copains et la copine). Les échanges se transforment. Il y a un gain en maturité par cette réflexivité.
Un degré de violence plus important dans les phénomènes récents
Les jeunes impliqués dans les rixes sont fréquemment armés, avec des armes blanches et, pour les plus jeunes, toujours d’armes de destination. Les groupes qui s’opposent sont également constitués de plus nombreux jeunes.
Sur la plupart des territoires concernés, la violence entre groupes est présente depuis longtemps. Elle n’a émergé qu’au sud du XIème arrondissement de Paris (par des rixes opposants les jeunes habitants de ce secteur à ceux du XIXème ainsi que par des règlements de compte intra-arrondissement) et, de façon ponctuelle au sein du XVIème arrondissement.
Un rajeunissement de la population concernée
Majoritairement, les jeunes impliqués dans les rixes ont entre 13 et 16 ans (avec quelques 17/18 ans, moins nombreux). Certains jeunes adultes, eux, cherchent plutôt à tempérer les plus jeunes, pour préserver leurs activités parallèles. D’autres peuvent être une solide ressource en matière de prévention par les pairs. Ce sont les groupes des plus jeunes (12/14 ans) qui apparaissent incontrôlables et « imperméables à la régulation des plus grands ».
Des équipes signalent également des groupes de filles qui se mettent en danger et peuvent alimenter les rivalités entre les garçons.
Une singularité des rixes selon les territoires
L’ancienneté, le nombre de jeunes impliqués, les tranches d’âges, le genre, la mixité, les raisons qui génèrent cette violence sont autant de critères qui précisent et singularisent chaque rixe.
D’une manière générale, on peut opérer une distinction entre trois cas de figure :
- Les rivalités ancrées dans les territoires au sein du même arrondissement ou inter-arrondissement, avec des phénomènes de répétitions et de réponses. Parfois les équipes signalent que les jeunes ne connaissent même plus exactement l’origine du conflit, mais par principe, ils y vont ;
- Il peut s’agir d’un contexte local et ponctuel ;
- Enfin, se présentent des altercations ponctuelles, liés à des accrochages de natures diverses entre jeunes (mauvais regards, info circulant sur les réseaux sociaux, jalousie, etc.).
Si, dans certains cas, trafic et économie parallèle semblent la toile de fond des rixes, le lien ne peut être systématisé, et semble même être l’explication la moins récurrente des oppositions violentes.
Des rixes qui se différencient des règlements de compte
La distinction entre les deux phénomènes est un préalable nécessaire à l’identification des leviers d’action pour prévenir la survenue des rixes. Ainsi, une rixe, concerne une querelle violente, généralement publique, sous le regard des autres, accompagnée de menaces et de coups. Un règlement de compte est une action qui vise à solder une querelle avec violence, à se faire justice soi-même.
Pour ce qui concerne les rixes :
- L'appartenance au quartier, l'identité de quartier est forte.
- Certains conflits sont engagés depuis plusieurs années sans que les jeunes actuels ne se souviennent des causes initiales.
- Il n'y a généralement pas d'enjeu financier.
- Il est question d'honneur et de "passage" incontournable.
- La taille du groupe varie selon les alliances ponctuelles ou durables. Il y a rarement de rixes à moins de 10 jeunes impliqués.
- On peut se questionner sur l’incarnation de la position de leader du groupe mais jusque-là, l’analyse ne laisse pas transparaître de leader en tant que tel si on retient comme définition du leader « une personne qui, à l’intérieur d’un groupe prend la plupart des initiatives, mène les autres membres du groupe, détient le commandement » (définition du Petit Robert). Par contre, on constate que certains jeunes sont davantage impliqués, présents dans la plupart des bagarres. Ces jeunes sont bien connus des équipes éducatives, traversent une adolescence mouvementée notamment par un contexte familial et social fragile.
Selon les événements les jeunes changent de rôle. La victime devient auteur et inversement par alternance. Le positionnement éducatif s’en trouve complexifié
Place des réseaux sociaux dans les rixes
Le développement de l’utilisation des réseaux sociaux par les jeunes a des implications directes, de natures différentes, sur les rixes :
- Ils peuvent servir de média de provocation ;
- Ils permettent et amplifient des rassemblements de taille importante dans des délais rapides ;
- Ils échappent au contrôle des adultes ;
- Ils sont une caisse de résonnance pour les rixes qui se sont déroulées, ont été filmées et sont regardées, y compris par des jeunes qui ne sont pas acteurs. Les moqueries ainsi que les humiliations sur chaque groupe poussent les jeunes à s’inscrire davantage dans les rixes. Les jeunes s’y impliquent soit par envie d’en découdre, de « prendre du galon » auprès du quartier soit par obligation, pour ne pas apparaitre comme faible, fragile et peureux.
Logique de territoire, passage adolescent et symbole de virilité
La prépondérance de la notion d’appartenance à un territoire a déjà été évoquée dans ce document. Elle est à l’œuvre de façon très importante dans la constitution des groupes qui s’opposent.
Dans certaines situations, on retrouve les contours du schéma classique de l’adolescence, avec des rites de passage et initiatiques à travers l’apprentissage et l’utilisation de la violence comme outil d’expérimentation. L’appartenance au groupe et l’effet négatif de celui-ci constituent des éléments de la grille de compréhension de ces phénomènes. Ces situations traduisent le besoin d’exprimer une forme de virilité, de montrer aux rivaux la force, la réputation et le caractère de son territoire d’appartenance.
Une violence qui prend place dans un contexte sociétal violent
Le contexte international est celui de conflits largement médiatisés. La culture moderne véhicule également une « violence banalisée » par des médias diversifiés, dont l’accès est facilité y compris pour les plus jeunes. Le contexte socio-économique des familles des jeunes concernés est souvent difficile. Les structures familiales dans lesquelles le père est souvent absent de l’éducation se retrouvent de façon répétée chez les adolescents pris dans les rixes.
Cependant, les associations interrogent le poids relatif de ces évènements dans les phénomènes qui expliqueraient l’intensification des rixes au sein du territoire parisien.
Les actions menées
Avec les parents
La Prévention spécialisée travaille « dans et avec » le milieu de vie des jeunes qu’elle accompagne. Nécessairement, elle est donc en lien avec les parents des adolescents qui composent son public cible. Pour autant, son premier point d’entrée en relation reste le jeune lui-même. Face à la récurrence des drames engendrés par les rixes, les acteurs de la Prévention spécialisée de Paris ont développé ou renforcé leur travail avec et auprès des familles, pour faciliter la libération de la parole, leur proposer de rompre leur isolement (la liste n’est pas exhaustive) :
- Accompagnement collectif au tribunal au lendemain d'une rixe ;
- Temps d'échanges individuels au sein du foyer ;
- Accompagnement individuel des familles en partenariat avec l’AS scolaire ;
- Repas partagé "le 13ème prend pas de rixe" le 5 mai 2018 au square René Legall, action coorganisée avec la PJJ ;
- Marches blanche ;
- Travail dans le XIXème arrondissement avec la CST, une association qui propose des temps d’échange avec les familles (les mères et les pères de familles) ;
- Aide à la création d’une association de femmes et habitantes, « Les Mamans du 11 » ;
- Groupe de parole de parents incluant différents médias comme le théâtre ;
- Rencontre entre parents du XIIème et du XXème ;
- Cafés d’été, pot en pied de square entre jeunes et habitants ;
- Mise à disposition de salles pour favoriser la création des événements collectifs qui réunissent les parents et les enfants.
Des actions pour outiller la réflexion des professionnels
Luc-Henry Choquet, responsable du pôle Recherche de la Direction de la Protection Judiciaire de la jeunesse avec lequel le CPSP a entamé un travail autour de la question des rixes, a présenté la cohérence de l’équipe éducative comme préalable permettant à des jeunes dotés de psychisme chaotique de ne pas fuir la relation éducative. Il est pour lui, donc, essentiel de favoriser le dialogue dans les équipes et entre les équipes.
Toutes les équipes, au sein de l’ensemble des associations concernées, développent des outils pour travailler la question des rixes. A titre d’exemple, dans le XIIIème arrondissement, les Equipes d’Amitié ont mis en place un groupe de travail composé d'éducateurs qui se réunit depuis mars 2017. L’organisation suivante est en place :
- Une réunion toutes les 3 semaines pour ne plus subir le rythme des rixes ;
- 2h pour rester pleinement concentré et ne pas rendre la démarche chronophage ;
- Au départ, la responsable de pôle avait ciblé deux éducateurs par équipe afin de se suppléer en cas d’absence. Rapidement cette règle n’a pas été respectée. Les éducateurs se substituent les uns aux autres selon leur disponibilité. Leur implication démontre leur intérêt pour cette instance et la qualité de leurs échanges. Le changement d’éducateur ne rompt aucunement la dynamique collective ;
- La réunion se décompose en deux temps : la première partie de la rencontre consiste à mettre à plat les événements et à faire progresser l’analyse, la seconde à concevoir des actions concrètes à mener sur le terrain ;
- Un compte-rendu est systématiquement réalisé et transmis par courrier électronique avant la réunion suivante afin de capitaliser un maximum. Les rencontres sont scindées en deux temps : une mise à plat des événements passés avec une recherche d'analyse, la proposition ou le bilan d'actions concrètes de terrain mises en œuvre avec les jeunes concernés ou impliqués dans les rixes.
Ce groupe rencontre les éducateurs du STEMO sud pour croiser les regards et a monté le projet de "pique-nique des parents". Une rencontre entre les éducateurs du XIIIème et ceux du XVème est programmée.
Le groupe a pleinement conscience que les actions impulsées maintenant n’interrompront pas la violence à court terme. L’impact attendu se situe sur le long terme.
Des procédures d’échanges immédiats entre professionnels d’associations travaillant sur les territoires impactés ont été mises en place dans la plupart des associations concernées. Des procédures d’échanges avec les autres acteurs (CST, Seplex, Mairies d’arrondissement, DPSP…) du territoire ont également été mises en place, souvent via les cadres des associations de Prévention spécialisée.
Des « tours de rue » communs entre éducateurs en charge de territoires qui s’affrontent ont été mis en place, en alternant les territoires. Cela vise à signifier aux jeunes concernés la cohérence entre les équipes éducatives, la communication qui s’établit, et la volonté forte des professionnels de mettre fin aux violences.
Des activités
Ici encore, les équipes des associations concernées développent de nombreux outils pour prévenir les phénomènes de violences rencontrés dans les territoires. La liste proposée ici n’est, une nouvelle fois, pas exhaustive :
- Des activités de loisirs inter-quartiers avec les enfants et pré-adolescents de 9 à 12 ans. Les jeunes ciblés sont témoins des rixes ou cadets de fratries impliquées dans les rixes. L’objectif est de développer des relations entre les jeunes afin de casser la chaîne de reproduction des rixes (« il est plus difficile de taper sur quelqu’un que l’on connaît ! ») à chaque période de vacances scolaires.
- Un projet de très courts-métrages préparés avec les pré-adolescents puis diffusés à rythme régulier en mode « rdv » sur les réseaux sociaux. Deux types de courts-métrages : des interviews de « personnalités » (au regard des jeunes) sur la violence et la mise en scène de scenarios joués par les jeunes eux-mêmes.
- Projet d’éducation à l’image et à la critique avec la DPSP, Abc insertion et la maison des journalistes (MDJ).
- Les « causeries » : atelier théâtre et théâtre forum.
- Travail dans les collèges sur les relations filles/garçons, la violence ou les violences, les réseaux sociaux.
- Ateliers / débats : Aborder la question de la citoyenneté, sensibiliser aux dangers des réseaux sociaux, développer l’autonomie intellectuelle.
- Chantiers éducatifs mixtes (jeunes du XVIIIème et du XIXème arrondissement, filles et garçons).
- Projection de films choisis suivie de débats avec les jeunes sur la violence.
- Dans le XVIIIème, participation systématique d'éducateurs de secteurs différents aux événements festifs de quartier pour favoriser le développement de liens inter-quartiers.
- Tournoi de foot avec un groupe du XIIème et un groupe du XXème arrondissement.
- « Un été à la Roquette », projet d’animation du square de la Roquette, lieu d’affrontements, pendant les étés 2016, 2017 et 2018.
- « J’aime mon quartier » pour développer le sentiment d’appartenance positive.
- Atelier boxe, mixte (jeunes du XVIIIème et du XIXème arrondissement, filles et garçons) pour transformer la violence en agressivité socialement reconnue.
- Atelier LSF : langue des signes française pour valoriser l’acquisition de nouvelles compétences pour permettre aux jeunes « décrocheurs » scolaires de renouer avec l’apprentissage.
- Projet « porte avion » en trois étapes pour découvrir des liens Etat-nation, projet mixte (jeunes du XVIIIème et du XIXème arrondissement).
- Tournoi de foot et de basket inter quartiers du XVIIIème arrondissement.
Des séjours
Lorsqu’il y a mise en danger pour certains groupes repérés par les équipes, lorsque certains jeunes doivent être écartés de leur lieu de vie, des sorties, des mini-séjours pour les adolescents concernés sont organisés par les éducateurs de rue.
Des séjours peuvent être organisés comme par le passé, sauf que les évènements qui se déroulent sur le territoire sont mis en débat tout au long des séjours. Cela offre des échanges, permet des regards distanciés, interroge l’implication de chacun dans les rixes…
Certaines associations ont organisé des séjours mixtes entre jeunes de territoires qui s’affrontent : séjours en Province, séjour à l’étranger (Londres pour une maquette musicale par exemple) ou encore séjour de solidarité internationale pour des jeunes de groupes « rivaux »). Les associations ont également organisé des séjours à sensations fortes, où les activités permettent de remplacer les émotions par les sensations (parapente, voile, randonnée).
Des pistes à travailler
La Prévention spécialisée influe la socialisation dans tous les domaines et ses objectifs ne se limitent pas à la prévention des rixes, mais elle en fait partie.
- La valorisation des jeunes dans des événements au sein du quartier.
L’organisation d’évènement festif par les jeunes, au sein du quartier dans lequel ils habitent, permet de les engager sur le long terme, mais aussi de les montrer sous un aspect positif et constructif. Les chantiers éducatifs sont un autre exemple d’action qui porte dans le même sens.
- Favoriser le positionnement citoyen, soutenir les habitants prêts à se positionner en cas de conflit.
Ce type d’intervention est encore trop rare mais le positionnement adulte est suffisamment entendu pour mettre (au moins temporairement) fin à un conflit. Malgré les apparences, les jeunes vont au conflit sans toujours grande conviction, l’adulte peut être le prétexte bien venu pour stopper un début de conflit. Cela est relevé par plusieurs équipes, mais l’adulte doit alors être en mesure de proposer le prétexte adéquat, au bon moment. Cela implique une relation éducative de confiance.
- La prévention spécialisée doit se positionner sur le terrain des jeunes, le terrain de la rue, mais également le terrain du virtuel.
Les associations doivent réfléchir à la place de l’éducateur sur les réseaux sociaux. Au même titre qu’en rue, l’institution doit soutenir la construction d’un cadre non apparent pour soutenir le positionnement du professionnel.
- Mettre en exergue d’autres formes de solidarité possibles que celle du groupe.
Dans les échanges avec les éducateurs, les jeunes mettent en avant l’importance de la solidarité. Cette solidarité complique l’intervention éducative. Le groupe se transforme en enveloppe impénétrable sous prétexte de la solidarité. Il s’agit donc de mettre en exergue d’autres formes de solidarité possibles pour leur proposer d’autres repères.